La variation à la hausse continue, quasi-quotidienne du taux de change du dollar américain ($US) par rapport à la monnaie nationale enregistrée depuis 2018, constitue une source de préoccupations généralisées. Elle se traduit par une dépréciation en chute libre sans précédent de la gourde, la monnaie nationale, dans un pays en proie à des crises diverses et multiformes.
Ce texte est une contribution à la compréhension du phénomène, de ses causes et de ses implications sur le pouvoir d’achat et la sécurité alimentaire des ménages.
1. Dépréciation de la gourde, c’est quoi ce phénomène ?
Il convient d’établir aux préalables, au risque de confusion, la différence entre « dévaluation » et « dépréciation » d’une monnaie. La dévaluation monétaire est une mesure économique prise par un Gouvernement visant à influencer les prix des produits importés et ceux de la production nationale dans l’optique d’améliorer la compétitivité de ces derniers sur marché. Alors que, la dépréciation d’une monnaie est une perte de valeur de celle-ci sur le marché des changes. Celle-ci va de facto influencer la qualité et le niveau de la consommation.
Pour apprécier la tendance de la variation du taux de change dans le pays, des données ont été collectées sur les sites de la Banque de République d’Haiti (www.brh.net) et de la Banque Centrale de la République Dominicaine (www.bancentral.gov.do) ; ce qui a permis la construction de la figure ci-dessus.
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Figure 1 : Taux de change $ en Gourde et en Pesos
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Il en ressort qu’au cours de la décennie 2010-2020, contre toute attente, l’année 2016 a marqué le début de la hausse du taux de change qualifiée anormale du dollar américain par rapport à la gourde. En effet, le taux de change a augmenté d’environ 30% de 2015 à 2016, en passant de 47.7 gourdes en Mai 2015 à 62.1 gourdes en Mai 2016.
Arriver au mois de Mai 2020, le taux de change a atteint la valeur de 106.3 gourdes. Donc, en 10 ans, de 2010 à 2020, le taux de change du dollar par rapport à la gourde s’est accru de 167%, en passant de 39.8 gourdes à 106.3 gourdes pour 1 dollar américain. Pour la même période considérée, en République Dominicaine, le taux de change du dollar par rapport au pesos n’a augmenté de 51% ; le taux de change au mois de Mai 2020 est de 55.4 pesos pour 1 dollar américain.
2. Pourquoi cette instabilité du taux de change ?
Le taux de change du dollar par rapport à la gourde haïtienne s’est révélé extrêmement volatil. La baisse ou la perte de valeur de la gourde n’a rien à voir avec une mesure gouvernementale, mais une constatation qui résulterait des spéculations transactionnelles du marché des changes (Offre/Demande) dans un climat socio-politique instable et effrayant et un contexte économique complexe et plein d’incertitudes.
Selon le Gouverneur de la Banque centrale d’Haiti , cité par le journal en ligne Haitian Press Network (HPN), le problème se situe au niveau de l’offre du dollar sur le Marché. Malheureusement, les mesures annoncées ou prises n’ont pas permis à date de maîtriser le problème. Plusieurs économistes, pas des moindres ont apporté leur contribution dans l’identification des facteurs explicatifs et la formulation des solutions. Les principales causes probables évoquées sont l’instabilité politique persistante, le déficit budgétaire et son financement par la BRH, le déficit de la balance commerciale. Ces causes identifiées et d’autres sont développées ci-dessous, avec une appréciation de leur lien et leur influence possible avec le problème posé.
(a) L’instabilité politique persistante. Les sempiternelles crises sociopolitiques qui caractérisent les différents mandats présidentiels, nées parfois même des élections sous forme de contestations ; ces crises peuvent courir sur de longues périodes ou prennent une allure épisodique. Leurs impacts vont jusqu’à affecter le fondement ou le fonctionnement même de certains secteurs.
(b) Le déficit budgétaire. En 2018, le pays a enregistré un déficit budgétaire équivalent à 6.5% de son produit intérieur brut (CEPALC, cité par Le Nouvelliste). En 2019, le FMI, dans son communiqué de presse N° 20/21, a noté que le pays a enregistré un déficit budgétaire de 3.8% du PIB, soit le montant de 368 Millions dollars.
(c) La balance commerciale déficitaire.
Tout d’abord, s’il faut comparer le commerce extérieur d’Haïti à celui de son voisin immédiat, la République Dominicaine, l’on réalise rien qu’en terme d’exportation, la République Dominicaine exporte en moyenne 14 fois en valeur que Haïti (Figure 2). Pour deux (2) pays limitrophes avec pratiquement une même taille de population, cela fait une différence énorme et déterminante dans les politiques menées par les deux pays.
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Figure 2 : Exportations Haiti et République Dominicaine en million $ US courants
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Figure 3 : Haïti commerce externe en million $ US courants
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La situation de la balance commerciale d’Haiti est très déficitaire, l’importation représente en moyenne trois (3) fois l’exportation (Figure 3).
Les biens et les services consommés proviennent essentiellement de l’importation, pour lesquels le pays est obligé de débourser en moyenne 4.6 milliards de $US par année, entre 2011 et 2019. L’exportation sur la même période se chiffre en moyenne annuelle 1.5 milliards $US par année ; soit un déficit de la balance commerciale de 2.8 milliards $US. Ce qui signifierait que théoriquement le pays devrait trouver quelque part la somme de 2.8 milliards $US afin de pouvoir faire ses achats à l’étranger. Le coût de l’importation crée ainsi un besoin énorme et obligatoire de dollar.
(d) Les transferts à l’étranger (USA, Rép. Dominicaine, Brésil, Chili,…). A cela, faudra-t-on ajouter la pression additionnelle relative aux transferts à l’étranger pour soutenir des membres de la famille émigrés pour des raisons de formation, de soins médicaux, de frais de vie ou d’installation, etc.
(e) Le vide non-comblé de l’absence du programme Petrocaribe. Haiti ne bénéficie plus des facilités et des avantages du programme Petrocaribe du Venezuela. Haiti a pris une position contre la légitimité du pouvoir du président élu, Nicolás Maduro Moros, lors d’un vote du conseil permanent de l’OEA tenu le 10 Janvier 2019.
(f) Les impacts des aléas environnementaux.
« … des 56 désastres survenus dans le pays et reconnus internationalement, on relève 20 catastrophes majeures au cours du 20ème siècle et 4 au cours de la dernière décennie. …. À l’échelle mondiale, Haïti est le troisième pays le plus touché par les événements climatiques selon l’index mondial sur le changement climatique publié en 2016 par Germanwatch » PNUD et MPCE, 2016.
(g) Les politiques publiques peu rassurantes. La morosité des secteurs économiques clés comme l’Agriculture et le Tourisme est aussi un facteur causal probant ; ils sont particulièrement vulnérables par rapport aux tensions sociopolitiques et autres aléas spécifiques. Le secteur agriculture en particulier, en dépit de son rôle déterminant, n’a fait objet d’aucune mesure concrète visant ses problèmes structurels mais nage dans de faux espoirs et des promesses non tenues.
En conclusion, la situation de faiblesse de la gourde serait la pression résultante de tous ces facteurs et probablement d’autres causes voilées en lien avec d’autres problématiques à l’instar de la corruption, la faiblesse des institutions, la gouvernance, le manque de crédibilité des décideurs, ... qui s’exerce sur l’offre du dollar sur le marché des changes.
3. Incidences sur le pouvoir d’achat des ménages
La conséquence directe de la dépréciation de la gourde est l’augmentation générale des prix sur le marché des biens et services comme l’exprime clairement la figure ci-dessous.
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Figure 4 : Variation de l'inflation
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Au mois d’Août 2015, la variation de l’indice général des prix en glissement annuel a atteint la valeur historique à deux (2) chiffres, soit le taux d’inflation de 10.4%. Entre 2010 et 2020, l’inflation s’est accrue de 266%, soit de 6.4% en Mai 2010 à 23.4% en Mai 2020.
En termes clairs, le pouvoir d’achat s’est détérioré littéralement. La possibilité d’épargne est devenue un vœux pieux. Les salariés de la sous-traitance, la agents de la fonction publique, une bonne partie des salariés … se ruent dans l’impasse sacrificatoire de la pauvreté extrême.
4. Les conséquences sur la sécurité alimentaires
La dépréciation de la gourde en réduisant le pouvoir d’achat des ménages, affecterait la situation alimentaire de ces derniers. Il convient d’explorer la question de la sécurité alimentaire en utilisant comme instrument le "panier alimentaire" de la Coordination Nationale de la Sécurité Alimentaire (Figure ci-dessous).
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Figure 5 : Coût moyen du panier alimentaire
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Sur la base du panier alimentaire, en Mai 2015, il a fallu à une famille de cinq (5) personnes en moyenne la somme de 2080 gourdes pour se nourrir. En 2016, au même mois, il lui a fallu 2.5 fois plus d’argent, soit 5390 gourdes.
Contre 4312 gourdes en 2011, une famille de 5 personnes devrait disposer de 9800 gourdes (soit plus double) en 2020 pour pouvoir disposer du même panier alimentaire.
« Dans son rapport de Décembre 2019, les Nations Unies révèlent que 3.7 millions de personnes se trouvent en situation d'insécurité alimentaire aiguë. Elles estiment aussi qu'en 2020, 4.6 millions de personnes dont 57% de femmes et 45.5% d'enfants auront besoin d'une assistance humanitaire. » (Nolex, 2020). De facto l’accès à la nourriture s’est drastiquement détérioré en devenant de plus en plus coûteux et les conditions globales de sécurité alimentaire sont profondément altérées.
5. conclusions
La dépréciation de la gourde est une conséquence de la spéculation dont le dollar fait objet en raison d’une pression forte de la demande influencée par les facteurs présentés précédemment. Cette situation amenuise le pouvoir d’achat des consommateurs à partir de la tendance inflationniste générée. En absence de mesures financières et économiques efficaces et faute de dispositifs d’accompagnement social appropriés, on a enregistré une détérioration critique de la situation alimentaire dans le pays.
Les effets des mesures implémentées par la Banque Centrale et l'appui des institutions financières telles le FMI, la Banque Mondiale, … n’ont été que superficiels et de très courte durée. Le redressement de la situation ainsi que toute solution durable nécessitent en plus des réponses soutenues appropriées aux différentes causes identifiées.
Il convient d’assurer entre autres la stabilité politique, le retour de la confiance chez les agents économiques, la paix sociale et surtout la relance de l’économie à travers les secteurs déterminants comme l’Agriculture avec accent sur l’agribusiness, le secteur du Tourisme, la Sous-traitance.
6. Bibliographie
BCRD, Estadistica, dans [www.bancentral.gov.do]
BRH, Statistiques, dans [www.brh.net]
CNSA, Panier Alimentaire et conditions de Sécurité alimentaire, dans [http://www.cnsahaiti.org/panier-alimentaire]
FMI, communiqué de presse N° 20/21 , dans [https://www.imf.org/fr/News/Articles/2020/01/28/pr2021-haiti-imf-executive-board-concludes-2019-article-iv-consultation]
Haitian Press Network, Haiti-Economie, dépréciation de la gourde la gourde, le Gouverneur de la Banque Centrale appelle au calme, dans [http://hpnhaiti.com/site/index.php/economie/16312-haiti-economie-depreciation-de-la-gourde-le-gouverneur-de-la-banque-centrale-appelle-au-calme]
LeNouvelliste, Bilan/Cepalc, 2018 : une année à oublier pour l’économie haïtienne, dans [https://lenouvelliste.com/article/196254/2018-une-annee-a-oublier-pour-leconomie-haitienne]
Nolex F., 2020, Haïti : Pandémie du Covid19, sécurité alimentaire et agriculture, dans [http://nfontil.blogspot.com/2020/03/haiti-pandemie-du-covid19-securite.html]
PNUD et MPCE, 2017 Évaluation des besoins post-catastrophe pour le cyclone Mathieu